vendredi 12 septembre 2014

Mon secret

« Tu sais pourquoi je suis là ? »
Bien que déformée, la voix de l'homme qui vient de prendre la parole m'est familière ; cela ne me surprend guère : Son style vestimentaire, ses cheveux blonds, le masque vert de la Roue de Fortune qui camoufle son visage... J'avais compris qu'il s'agissait du double d'Ethan !
L'homme qui l'accompagne possède de longs cheveux noirs, un t-shirt à l'effigie d'un personnage de manga, et le masque rouge et bleu de la Tempérance. C'est la première fois que je me trouve en présence du double de Jean-Michel ; je me doutais bien qu'on finirait par tomber dessus : Je suis sûr que c'est lui que JM a aperçu la première fois qu'il s'est retrouvé dans ce monde - le fameux individu masqué qui l'a entraîné dans le donjon du Taureau au lieu de lui indiquer la sortie par le parking souterrain !

Oui, je sais pourquoi il est là : Il va faire comme pour Ethan, activer le téléporteur afin que je rejoigne mes camarades et sois présent au moment où mon double va dévoiler la vérité.

Je sais que ni le faux Ethan ni le faux Jean-Michel n'ont l'intention de s'en prendre directement à moi : Ils préfèrent laisser mon Ombre s'en charger ! Mais j'ai beau savoir que je n'ai rien à craindre d'eux, je ne trouve pas le courage de répondre par le sarcasme et me contente d'un « oui » à peine soufflé.
Comme je m'y attendais, le téléporteur s'illumine alors et émet un bourdonnement électrique ; sans même un regard pour les deux doubles, je me dirige en sautillant sur mes béquilles en direction de l'appareil.

Me voilà au sixième étage ; mes amis sont soulagés de me voir sain et sauf, ils avaient eu peur que je ne me retrouve à affronter deux adversaires tout seul dans cet état. Quelque part, j'aurais préféré que ce fût le cas : Ce qui m'attend risque d'être bien pire !
Mais il est trop tard pour reculer : Nous nous dirigeons donc vers la pièce centrale, où nous attendent comme prévu deux individus masqués.

Le Footballeur : « Ils savent. »
 
Après avoir marqué une pause, il poursuit : « Pourquoi continuer ce petit jeu ridicule ? Pourquoi continuer à jouer ce rôle ? Tu n'es même pas à la hauteur de celui que tu cherches à imiter. Je le sais, car je suis Toi ! »
Le jeune homme en chemise blanche enlève son masque ; c'est mon portrait craché, mais avec une coiffure plus sage, sans bouc ni piercings : « Je ne suis pas Toi. Je te remercie d'avoir essayé de continuer à me faire vivre, mais il est temps pour toi de suivre ta propre voie. »
Le Footballeur enlève lui aussi son masque ; il a lui aussi mon visage, et ses cheveux sont hérissés avec du gel, tout comme les miens : « Oui, arrête d'agir en fonction de ce que les gens attendent de toi ; ou plutôt, en fonction de ce que les gens attendaient de lui. »
L'autre : « Tu as fait de ton mieux. Tu voulais juste atténuer leur tristesse, mais au final ton mensonge leur fait chaque jour un peu plus mal. »
Le Footballeur : « Bullshit ! C'est ta propre tristesse que tu voulais atténuer ! Comment aurais-tu pu vivre dans l'ombre de ce frère disparu qui était tellement parfait ? Avec sa mort, tu avais définitivement perdu la possibilité de le surpasser un jour ! Tes parents ont tellement honte de toi ! Tu ne fais que conneries sur conneries ! Tu voulais juste ne pas voir dans leurs yeux à quel point ils regrettaient que ce soit "le mauvais fils" qui soit resté ! C'est seulement pour Toi que tu as monté cette mascarade grotesque ! Reconnais-le : Je suis Toi, et tu n'es pas Lui ! »

« Tais-toi ! Tu ne comprends pas, c'était la meilleure chose à faire ! »
J'ai répondu de manière impulsive, sans penser aux conséquences de mes protestations ; ce n'est qu'en voyant une aura sombre se former autour des jumeaux que je réalise ce qui est en train de se passer !

Celui en chemise blanche : « Je suis Julien. Tu n'es pas Moi. »
Le footballeur : « Je suis Vincent. Je suis Toi. »

Je suis alors propulsé par une explosion d'énergie et je perds momentanément connaissance ; quand j'ouvre à nouveau les yeux, je vois mes camarades affronter une créature bicéphale ressemblant à une version ailée de ma Persona Franken : Sur le côté gauche, une aile d'ange et une tête auréolée ; sur le côté droit, une aile de démon et une tête surmontée de cornes ; et, naturellement, les deux têtes possèdent mon visage.


(D'après Julia, le résultat de la fusion de mes deux doubles aurait prononcé au début du combat une phrase du genre : « Je suis une Ombre... Le vrai Moi... Vous avez beau cacher votre nature profonde derrière votre Persona, ce masque social finira un jour ou l'autre par se briser : Vous ne pourrez pas jouer un rôle toute votre vie, la Vérité finira par éclater ! »)

Alors que je me remets debout sur mes béquilles, je vois mes camarades porter le coup de grâce à la créature ; cette dernière reprend alors son apparence d'origine : Silencieux et immobiles, les jumeaux n'attendent désormais plus qu'une seule chose.

Je m'avance vers eux.
« Oui, Vincent, c'est vrai : Je suis toi.
Je regrette d'avoir douté de toi et de t'avoir tué ; je réalise maintenant à quel point les parents t'aimaient, ta mort les a rendus aussi malheureux que celle de Julien.
Mais je ne regrette pas ce mensonge : Ça m'a permis de continuer à te faire vivre, Julien ; je pensais l'avoir fait pour les parents, mais je réalise qu'en fait je l'ai surtout fait pour moi, pour te garder à mes côtés. Pour moi tu étais la personne la plus importante au monde, et quand j'ai compris que tu n'avais pas survécu à l'accident de voiture, je me suis senti tellement seul ! Je n'ai eu que quelques égratignures, et finalement ce qui m'a fait le plus mal ce jour-là c'est ce terrible sentiment d'abandon. C'est peut-être aussi un peu pour ça que j'ai eu cette idée sordide de me faire passer pour toi lorsque l'infirmière des urgences a demandé mon nom. Et de poursuivre ce mensonge quand les parents sont venus à mon chevet, en pensant bêtement que la nouvelle de la mort de "Vincent le turbulent" serait plus facile à supporter que la mort de "Julien le fils prodige".  
Finalement, malgré tous mes efforts pour te ressembler, le naturel a fini par reprendre le dessus : Plus le temps passe, plus je m'éloigne du modèle qui tu représentais : Je suis certes devenu un élève studieux, mais j'ai fini par arrêter de viser l'excellence et désormais je bosse juste assez pour avoir au-dessus de la moyenne ; et même si j'ai arrêté le foot pour faire de la musique comme toi, j'ai finalement remplacé le piano par la guitare électrique... Je ne te ressemble plus autant qu'avant, mais je ne ressemble plus non plus à Vincent... je suis devenu "quelqu'un d'autre". Je suis... Moi. »

À ces mots, les deux frères sourient, se prennent la main, et se désintègrent en particules de lumière blanche ; ces dernières se dirigent vers moi, et je sens une douce chaleur m'envahir alors qu'elles sont absorbées par mon corps. Puis une voix résonne dans ma tête : « La force de cœur nécessaire pour faire face à soi-même a été mise en évidence : Ta forte volonté te permet d'accepter et de surmonter tes faiblesses et éveille le vrai pouvoir de ton cœur... Ta Persona connaît une seconde naissance... ! Franken s'est transfiguré en Osiris ! »


Ma Persona unique ressemble désormais à une sorte d'avion blanc aux ailes courtes, derrière lesquelles se trouvent un sceptre et un fouet bleu et or ; un masque vert lui sert de visage, entouré en partie par un trait de peinture noir orné de pointes qui semble figurer un collier de barbe et un bouc ; une croix ansée est dessinée sur son torse.

Ce changement s'accompagne néanmoins d'un effet secondaire : Je me sens complètement à bout de forces !
Je prends malgré tout quelques instants pour éclaircir la situation avec mes amis : Je leur parle de l'accident de voiture qui a couté la vie à mon frère jumeau il y a cinq ans. Je leur raconte que c'était notre grand-père paternel qui était au volant, mais qu'il n'était pas en tort et n'a pas été trop gravement blessé lors de l'accident.

« Mais alors, comment on doit t'appeler maintenant ? Vincent ? Julien ? »
« On va rester sur Julien. »
Oui. C'est mon prénom, maintenant. Je ne me vois pas faire machine arrière.
À une exception près : Désormais je ne reprendrai plus mes parents quand ils m'appelleront Vincent "par erreur".
Et qui sait ? Peut-être qu'un jour j'aurai le courage de leur avouer ce qu'ils ont déjà compris depuis des années...